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22 octobre 2006

Tais-toi où je te coule

Nous devisions, un compagnon de voyage et moi, plongés dans la mer des Caraïbes. Nous parlions des déplacements des Cubains qui se faisaient souvent dans des camions collectifs. Alors que j’évoquai la similitude avec les transports en Afghanistan, il me demanda si j’étais allé dans ce pays, comme si ça allait de soi (pourquoi en aurais-je parlé si je n’y avais pas promené mes guêtres ?). Je répondis par la négative et nous changeâmes de sujet. J’aurais dû répondre oui puis raconter l’Afghanistan. J’en savais assez pour faire illusion, davantage que sur des pays visités. Dix ans après, que reste-t-il d’un voyage ? Laisse-t-il plus de souvenirs qu’un autre seulement vécu à travers les livres ? Une femme aimée jadis laisse-t-elle plus de traces dans la mémoire qu’un amour fantasmé à la même époque ? Les écrivains ne manquent pas pour nous faire voyager par procuration, pour nous permettre d’échapper à la masse touristique, qui détruit et dévore tout sur son passage. Restons chez nous, lisons.

André Gide me propose de partir avec lui sur les pistes de l’Afrique coloniale, ou en URSS. Chateaubriand me prie de le suivre dans les lointaines Amériques ou à Jérusalem. Gabriel Matzneff m’invite à parcourir le boulevard Saint-Germain avec lui. Amélie est assise dans son transat, ses yeux ne me quittent pas, elle guette mon regard prête à sourire dès qu’elle le rencontre. Elle accepte que je chemine à travers le boulevard, mais pas plus de deux pages à la fois. Mon regard tarderait trop si je dépassais cette limite. J’ai de la chance, les chapitres sont courts. Extrait : « Alors, ce coin était très vivant. Il y avait le Pont-Royal, le Décaméron (où j’ai pris avec Roland Laudenbach et Antoine Blondin une des plus belles cuites de ma vie), des restaurants sympas (les Copains, rue de Verneuil, le bistrot de Michel Oliver, rue de Lille). Sortant de La Table Ronde je n’avais que quelques mètres à faire pour retrouver Jacqueline et Dominique de Roux aux éditons de l’Herne et, si je poussais plus avant, j’étais en cinq minutes à la piscine Deligny.» Matzneff livre ensuite sa conception des voyages : « Que ce soit à Paris, à Manille ou à Venise, ce que j’aime, c’est vivre dans un mouchoir de poche ; ne pas avoir à me déplacer autrement qu’à pied. Je suis un éternel voyageur et  je passe ma vie à sauter dans un train, dans un bateau, dans un avion, mais, lorsque je suis arrivé, je ne bouge plus de mon quartier : les mêmes cafés, les mêmes cinémas, les mêmes restaurants, les mêmes promenades. Je suis un homme d’habitudes, et tous mes proches ont eu et ont l’occasion de le constater, soit pour en être exaspérés, soit pour s’en amuser

Un homme qui s’intéresse aux chats ne peut être mauvais. Si on en croit Hermann Hesse, André Gide était bon : « L’entretien se poursuivait, animé et tonique. C’est Gide qui, tout naturellement, le menait, et l’on ne pouvait un instant supposer qu’il n’y fût pas tout entier. Et pourtant, il n’y était pas tout entier. Ma femme, qui n’observait pas notre hôte illustre avec moins d’attention que je ne le faisais, peut en témoigner : pendant les quelque deux heures qu’il passa chez nous, assis sur le divan, le dos tourné à la large baie et au Monte Generoso, sans abandonner la conversation, ses yeux scrutateurs, curieux, épris de vie en dépit de leur gravité, revenaient toujours à la corbeille des deux chats, à la mère et à son petit. Il les observait tous deux avec intérêt et plaisir, et le chaton, en particulier, lorsqu’il tendait sa petite tête et, de ses yeux encore à demi aveugles, contemplait, intrigué, le monde immense et inconnu, peinait et rampait pour atteindre le bord de la corbeille, et retombait en arrière pour s’en revenir vers la mère, le corps étiré sur ses jambes incertaines. C’était le regard tranquille d’un visage discipliné, habitué au monde, un visage bien élevé, mais dans le regard et dans la persistance avec laquelle il revenait toujours à son objet, il y avait la grande force qui régit sa vie, qui l’avait entraîné en Afrique, en Angleterre, en Allemagne et en Grèce. »

J’arrive bientôt à un âge où je fréquenterai plus les enterrements que les mariages. Il n’est pas toujours facile d’honorer une invitation à l’officialisation de l’union entre deux êtres, surtout lorsque la cérémonie a lieu dans un roman de Zoé Valdés. « Ils entrèrent dans le fleuve comme ils étaient venus au monde. Le courant était glacé. Les algues leur collaient au corps, les poissons leur mordillaient la peau. Ils eurent une telle frousse devant l’assaut des piranhas qu’ils tentèrent de fuir, mais le père, brisé de fatigue, se laissa emporter vers le fond. Océanie eut le réflexe de saisir le sac de vêtements, de le tendre à sa mère avant de plonger pour remonter le pauvre inconscient à la surface, sans savoir comment elle était parvenue à tirer un tel poids. Les poissons, à supposer qu’ils s’agissent bien de poissons – et par chance ils ne voyaient pas la taille des écrevisses, des crabes ou des anguilles –,  continuaient à mordre dans le vif, mais leurs proies étaient si affamées et anémiées que les vampires passèrent leur chemin. (…) Ils nagèrent, ou du moins battirent désespérément des pieds et des mains. Ce n’était pas la meilleure façon de flotter ; quant à Aimé Transit, dont le bras gauche se paralysait par à-coups, il nageait seulement du droit. Sans se départir de sa bonne humeur, Océanie, envahie de crampes aux doigts et aux mollets, buvait la tasse sous le poids de sa mère, mais celle-ci, par chance, avançait un peu en battant des jambes. (…)

- A cause de nous la cérémonie deviendra une veillée funèbre, balbutia Martyre Espérance, qui commençait à délirer.

- Tais-toi ou je te coule ! lui ordonna sa fille. »

Ayons une pensée affectueuse pour ceux qui réussissent leur mariage. Ce sont les véritables héros des temps modernes. Ils arrivent à se supporter, à vaincre les effroyables méfaits de la routine quotidienne. Les lecteurs peuvent aussi prétendre à ce titre lorsqu’ils se retrouvent, démunis, face à cette marée (je n’ai pas écrit tsunami car ma chronique, aussi modeste soit-elle, doit rester de bon goût) de livres propulsée par la rentrée littéraire. Pour se protéger, ils n’ont que la possibilité de se raccrocher à des valeurs sûres, c’est-à-dire les écrivains les plus connus, ou à faire confiance aux médias, qui parlent surtout… des écrivains les plus connus. Les plus aventureux d’entre eux peuvent se promener parmi les étagères des librairies, humer de leurs yeux les couvertures, se délecter d’extraits, s’approprier avec lenteur les contenus afin de se construire leur propre rentrée littéraire. Ils ne seront pas déçus.

A lire :

Gabriel Matzneff : Boulevard Saint-Germain, Editions du Rocher ;

La Nouvelle Revue Française, Hommage à André Gide, Gallimard ;

Zoé Valdès : Miracle à Miami, Gallimard.

(Le Journal de la Culture, septembre-octobre 2005)

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