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Chroniques

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13 janvier 2008

La vie, les filles et la salle d'attente

J’aime ces moments entre la lecture de deux romans. A la tristesse infinie de la fin du premier succède le plaisir de choisir le suivant. J’aime la présence dans ma bibliothèque de livres pas encore lus, qui attendent parfois depuis de longs mois, et qui permettent par leur nombre un véritable choix. Moi, Charlotte Simmons de Tom Wolfe, roman de désapprentissage pour les unes, d’apprentissage pour les autres, a été suivi par Bienvenu au club de Jonathan Coe. Je devais avoir envie de séjourner plus longtemps dans le roman réaliste. Tom Wolfe a en effet comme modèles Emile Zola ou encore Charles Dickens. Quant à Jonathan Coe, ses personnages principaux sont fils de syndicaliste ou de cadre supérieur, parents plongés dans la tourmente de la Grande-Bretagne pré-tatchérienne pendant que leur progéniture découvre la vie et les filles, les deux allant le plus souvent de pair. Mais il arrive parfois à la réalité de se glisser progressivement, presque subrepticement, dans le fantastique, de sortir de notre monde. Comme beaucoup de lecteurs français, j’ai découvert Haruki Murakami à l’occasion de son Kafka sur le rivage. Je le sais, s’apercevoir de l’existence d’un écrivain mondialement connu, prix Nobel de littérature de surcroît, c’est franchement moyen. J’ai ensuite adoré les Chroniques de l’oiseau à ressort, dont la lenteur du rythme me convient complètement. La maison Belfond ayant eu l’excellente idée, en 2007, de rééditer Le Passage de la nuit et La ballade de l’impossible, j’ai pu jeter mon dévolu sur ce dernier qui prendra la place occupée par Bienvenu au club. Je pensais le commencer mercredi chez le dentiste, mais comme sa précédente patiente lui a pris moins de temps que prévu , il ne m’a pas fait passer par la salle d’attente.

LP de Savy (2008)

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5 janvier 2007

Laure et Cécile

Dans le Figaro Magazine du 26 août 2006, l’éditeur Claude Durand propose d’avancer la rentrée littéraire au début du mois de juin. Cette idée me séduit : pourquoi tous ces livres nous tombent-ils dessus alors que nous allons disposer de moins de temps pour les lire ? Le supplément littéraire de Libération et les émissions à la fois télévisuelles et littéraires suivent le même type de raisonnement : on ne peut le lire, on ne peut les regarder pendant les vacances alors qu’on aurait le temps pour le faire. Mais, si la suggestion de Durand était retenue, que deviendraient alors les pavés uniquement consommables sur les plages, un œil sur le livre, l’autre sur les corps dénudés ?

J’ai d’abord trouvé cette rentrée moins excitante que certaines des précédentes, peut-être parce que je vieillis, peut-être aussi parce que mes vacances m’ont tenu trop éloigné de la frénésie qui revient chaque année avec la régularité du métronome (je m’autorise ce cliché, le Monde et Lire l’ayant utilisé sans vergogne à propos d’Amélie Nothomb). J’ai une autre explication : j’ai lu il y a quelques semaines un roman capable de bouleverser une existence, Auprès de moi toujours de Kazuo Ishiguro, et je suis en train d’en terminer un autre, moins fort mais néanmoins excellent, Kafka sur le rivage d’Haruki Murakami. Ces livres n’ont pas attendu la rentrée littéraire pour me ravir.

Je commence cependant à distinguer quelques romans à suivre de plus près. Je viens par exemple de découvrir une publicité pour « Sexe et dépendances » de Stephen McCauley, dont j’ai beaucoup aimé « Et qui va promener le chien ? ». La promenade proposée par Patrick Rambaud en compagnie du jeune général Bonaparte est également très tentante. Le Chat botté, titre de cette promenade, est le surnom qui lui a été donné par Laure et Cécile, les filles de Mme Permon, une amie de sa mère.

Mais les pages qui rendent, en fin de compte, cette rentrée excitante, sont les 900 composant Les Bienveillantes de Jonathan Littel. Dans son premier roman, ce jeune écrivain offre « une plongée atemporelle dans les profondeurs de l’homme » en écrivant les mémoires d’un nazi. Le Magazine littéraire de septembre 2006 commence ainsi sa critique : « Dans la peau d’un bourreau. On cherche de l’inexplicable, de l’incompréhensible, de l’inaccessible. On cherche ce qu’on est sûr de ne pas trouver chez soi. Mais, au fur et à mesure des pages, le malaise s’installe. De l’humain partout ; de l’inhumain nulle part. Fatigue nerveuse, grandes lâchetés, névroses familiales, idées générales, petites jouissances, médiocrité ambiante. On fait comme les autres. On pense comme les autres. Devoir accompli, les yeux fermés. » Ce roman sera bientôt hôte de ma bibliothèque.

LP de Savy (octobre 2006)

A lire :

Kazuo Ishiguro : Auprès de moi toujours, Editions des deux terres ;
Haruki Murakami : Kafka sur le rivage, Belfond ;
Stephen McCauley : Sexe et dépendances, Flammarion ;
Patrick Rambaud, Le Chat botté, Grasset ;
Jonathan Littel : Les Bienveillantes, Gallimard.

30 octobre 2006

Mon compagnon le transat

Les promeneurs qui profitaient d’une belle journée d’hiver courant janvier ont pu croiser un homme affublé d’une sacoche et d’un transat pour nourrissons. Je suis cet individu. La présence de la sacoche s’explique, celle du transat surprend davantage. Nous l’avions oublié chez Pierre Cormary (La presse littéraire est une grande famille, de celle que nous ne haïssons pas), je suis allé le récupérer. A mon retour triomphal à la maison, Amélie ne lui a même pas jeté un seul regard. Il faisait déjà partie de son –court– passé alors qu’elle se dirige à grands pas vers son avenir. Quelques jours auparavant, lors du réveillon de Noël, le jeune Aldo, boxer de son état, n’avait pas manifesté le même dédain pour le précieux fauteuil, terme employé par Raphaël Juldé dans son journal. Il avait envisagé de s’assoupir dedans, sans pouvoir mener à bien son projet. Scène de Noël : nous tentions de faire dormir Amélie pendant que ses maîtres essayaient de réveiller Aldo pour qu’il consente enfin à percevoir l’existence de sa gamelle.

Parmi les nombreuses déceptions qui parsèment nos existences, parmi les croix portées par nos frêles épaules, celle d’ouvrir un livre pour découvrir une typographie formée d’immenses caractères n’est pas la moindre, surtout lorsque l’ouvrage ne comporte que peu de pages. De belles collections permettent d’échapper à cet outrage en offrant à leurs lecteurs des volumes regroupant plusieurs titres, permettant de découvrir ou de retrouver certaines facettes de quelques joyaux de la littérature. Ainsi, La Pochothèque permet au modeste lecteur de se transformer en érudit en lui proposant les Romans et Nouvelles d’Hermann Hesse. Le volume commence par son premier roman, Peter Camenzind, rédigé entre 1900 et 1903. « Au commencement était le mythe. Le grand dieu qui, dans son effort pour s’exprimer, le fit éclore dans l’âme primitive des Hindous, des Grecs et des Germains le crée aussi chaque jour à nouveau dans toute âme d’enfant. » Dans la préface de Peter Camenzind (le livre comporte une préface générale, titrée A la recherche du moi perdu, puis une par titre), Pierre Labaye décrit Hermann Hesse comme un écrivain à la fois baroque, romantique et classique : « Dans ce livre, Hesse apparaît déjà comme un écrivain engagé dans un combat pour la défense d’une idée de l’homme complet, dans son intégralité physique et spirituelle. Il se révèle aussi comme un esprit curieux, éclectique, à la fois baroque, romantique et classique. Il est baroque par le foisonnement de ses motifs, son scepticisme, son sens de la vanité de la puissance, son angoisse devant la mort. Il est romantique par sa mélancolie, sa nostalgie, sa fascination pour le merveilleux, comme par son mysticisme et son obsession de la solitude. Il est classique enfin par son aspiration à la sérénité, au repos, par son sens de la cohérence, de l’harmonie et de l’unité. » Peter Camenzind est suivi de L’Ornière (1906), « deuxième roman à succès du jeune Hermann Hesse ; au-delà de la notoriété, il apportera à l’auteur la certitude du bien-fondé de sa vocation d’écrivain » (Horst Hombourg). Viennent ensuite Rossbalde, Knulp, Demian, Le Dernier Eté de Klingsor, Siddbartha, Enfance d’un magicien, Le Loup des steppes, Narcisse et Goldmund, Le Voyage en Orient et Le Jeu des Perles de Verre. Dans les dernières pages de Romans et nouvelles (près de 1900 les précèdent), comme pour remercier le lecteur du temps qu’il a passé en si bonne compagnie, se cachent deux autres préfaces, celle du traducteur Jacques Martin pour Le Jeu des Perles de Verres et celle d’André Gide pour Le Voyage en Orient. « Chez Hesse, l’expression seule est tempérée, non point l’émotion ni la pensée ; ce qui tempère l’expression de celles-ci, c’est le sentiment exquis des convenances, de la réserve, de l’harmonie, et, par rapport au cosmos, de l’interdépendance des choses ; c’est aussi je ne sais quelle latente ironie, dont bien peu d’Allemands me semblent capables, et dont l’absence totale me gâte si souvent tant d’œuvres de tant de leurs auteurs, qui se prennent effroyablement au sérieux. Il est difficile de s’expliquer là-dessus, car enfin nous tombons, en France, volontiers dans l’excès contraire, et je n’ai garde de faire l’apologie de nos défauts. Pour les convictions à œillères de Rousseau, je céderais souvent les plus amusantes malices de Voltaire ; mais combien chez Pascal, par exemple, le rire des Provinciales approfondit pour moi la gravité des Pensées ! (…) Il y a des ironies aigres, où s’épanchent la bile et les humeurs peccantes ; mais celle, de qualité si charmante, de Hesse me semble dépendre de la faculté de se quitter soi-même, de se voir sans se regarder, de se juger sans complaisance ; c’est une forme de la modestie, qui devient d’autant plus seyante que plus de dons et de vertus l’accompagnent. »

Lorsque j’ai repris le métro quelques jours après, je me sentais léger sans mon compagnon le transat. Comment sembler en effet à la fois baroque, romantique et classique les bras encombrés d’un tel objet ?

A lire :

Hermann Hesse, Romans et Nouvelles, La Pochothèque Le Livre de Poche. 

La presse Littéraire, février 2006.

30 octobre 2006

Un espoir vite déçu

Lorsqu’un professeur corrige des copies, il se retrouve très rapidement (le temps de la correction de la première) avec deux tas posés devant lui, sur le bureau qu’il aura, le plus souvent, monté après l’avoir acquis dans un magasin d’ameublement suédois. Le premier tas comporte les copies encore à évaluer, le second celles sur lesquelles il a déjà posé son précieux paraphe coloré de rouge. Au fur et à mesure que le professeur avance dans son ingrat mais nécessaire travail, le premier tas diminue alors que le second augmente, exactement dans les mêmes proportions. C’est une sorte de loi des nombres.

Le chiffre 3 est d’ailleurs au cœur de U.S.A. puisqu’il s’agit d’une trilogie, même si Gallimard nous offre en plus une préface érudite de Philippe Roger, une chronologie historique des Etats-Unis de 1898 à 1929, un Dictionnaire U.S.A. et une « Vie et œuvre illustré » de l’auteur, John Dos Passos. Trente années d’une histoire qui n’est pas celle des Etats-Unis mais celle des Américains. « Le plus pénible était le trajet de trois quarts d’heure en métro chaque matin pour gagner Union Square. Janey essayait de lire le journal et de se tenir dans un coin, loin de la bousculade. Elle aimait arriver au bureau avec la sensation d’être fraîche et dispose, sa robe pas froissée, bien coiffée, mais ce long trajet cahotant l’éreintait et lui donnait envie de se changer et de prendre un bain. Elle aimait suivre la Quatorzième Rue toute scintillante et lumineuse dans la poussière ensoleillée du matin et monter la Cinquième Avenue jusqu’au bureau. » Les Américains sortent parfois de chez eux. « La dernière nuit avant leur départ la lune était pleine, aussi les ghotas arrivèrent-ils. Ils étaient en train de dîner dans un petit restaurant de Montmartre. La caissière et le garçon les firent descendre à la cave à la deuxième alerte des sirènes. Là, ils tombèrent sur trois jeunes femmes, Suzette, Minette et Annette. Quand la petite voiture des pompiers passa en pétaradant et en klaxonnant pour annoncer la fin de l’alerte, l’heure de la fermeture avait déjà sonné et on refusa de leur servir à boire au bar. Alors, les filles les emmenèrent dans une maison aux volets bien clos où on les introduisit dans une grande pièce tapissée d’un papier peint brunâtre parsemé de roses vertes. Un bonhomme au tablier de grosse toile verte apporta du champagne. Les filles s’assirent sur leurs genoux et leur caressèrent les cheveux. Summers avait la plus jolie ; il l’entraîna dans un coin formant alcôve où il y avait un lit avec un grand miroir au plafond. Ils tirèrent les rideaux. Dick se retrouva avec la plus grosse et la plus vieille des trois. Sa chair était molle comme du caoutchouc. Dégoûté, il lui donna 10 francs et s’en alla. »

Jean-Paul Sartre a écrit : « Je tiens Dos Passos pour le plus grand écrivain de notre temps ». Il a ajouté : « Je n’en connais pas – même ceux de Flaubert ou de Kafka – où l’art soit plus grand, ni mieux caché ». Ernest Hemingway fut peut-être de cet avis. Mais la guerre d’Espagne, dans son extrême cruauté, sépara à jamais les deux écrivains américains. Philippe Lançon fait vivre cet épisode dans un ses longs articles qui font le charme du supplément littéraire de Libération (3 novembre 2005) : « (…) Ensemble, Hem et Dos deviennent célèbres, mais pas de la même façon. Koch insiste sur le fait que l'un est doué pour la gloire et l'autre non. Plus Hem construit son personnage, plus Dos efface le sien : affaire de tempérament. Jusqu'à la guerre d'Espagne, c'est le second qui, cependant, fait de la politique ­ s'engageant dans les luttes sociales ou contre les exécutions de Sacco et Vanzetti. Hem considère qu'un écrivain y perd son temps et son talent. Dès l'insurrection franquiste, Dos s'investit depuis l'Amérique dans le soutien aux républicains ; Hem, lui, finit son roman, En avoir ou pas, et se soucie assez peu de faire de la politique : «La guerre d'Espagne est une mauvaise guerre, écrit-il encore en février 1937, et personne n'a raison.» Il commence aussi à dénigrer son ami : «Il n'y a pas de snobisme aussi grand que le snobisme de gauche, écrit-il dans la même lettre, et quand il se manifeste chez Dos il n'est ni naturel ni très amusant.» Tout les lie encore. Dos a rencontré en 1928 sa future femme Katy à Key West, chez Hem. Ils se réunissent parfois pour des vacances en Floride. Mais tout commence à les éloigner. Hem supporte mal la distanciation de Dos, qui se moque volontiers des attitudes glorieuses de l'autre. Dans En avoir ou pas, Hem fait de Dos, sous le nom de Richard Gordon, un portrait de lâche chic, avare et assez minable ; c'est le premier d'une longue série de règlements de comptes mutuels par fictions interposées. A partir des années 30, pour être ami d'Hemingway, il faut non seulement admirer son oeuvre, mais aussi entrer dans l'ombre de son personnage. (…) » Dan Franck évoque aussi cet épisode dans Libertad !, fresque dont les héros sont presque tous des écrivains en lutte contre le fascisme : « Dégoûté, Dos Passos quitte Madrid. Hemingway le poursuit de ses foudres. Il n’admet pas que son ami ait enquêté sur la disparition de son traducteur (José Roblès, lié à Dos Passos par une amitié profonde, qualifié de traître par Hemingway, NDLR). C’est faire du tort à la cause. Selon lui, l’Espagne était un pays en guerre, les exécutions n’y ont rien de scandaleux. De plus, comme beaucoup d’autres –mais avec infiniment plus de naïveté ! – Hem n’accepte pas qu’on critique les Russes. Il considère – et écrira – que Dos Passos fuit l’Espagne par lâcheté, qu’il y est venu pour de sordides questions financières. »

Je quitte difficilement Les Etats-Unis, Montmartre et L’Espagne. Les copies semblent me narguer. Le paquet de gauche n’a que très peu diminué. Je regarde celui de droite avec un  espoir (j’ai rédigé une fiche de lecture sur le roman d’André Malraux au collège) vite déçu : il n’a que très peu augmenté.

John Dos Passos, U.S.A., Quarto Gallimard,

Adieu à l’amitié Hemingway Dos Passos et la Guerre d’Espagne, Grasset,

Dan Franck, Libertad ! , Grasset.

La presse Littéraire, janvier 2006.

29 octobre 2006

Valise rouge ou noeud papillon ?

Un jour, Marla m’a demandé si je portais un nœud papillon devant mes élèves. L’idée m’a paru très saugrenue, mais après tout, la jeune diariste n’a jamais eu le privilège de m’admirer dans l’exercice de ma profession. Je réserve cet attirail pour mes soirées à l’opéra. Nœud papillon, opéra, je suis en train de me prendre pour Nicolas d’Estienne d’Orves. J’aurais pu opter pour un modèle bien pire. Lorsque je me déplace à Paris, je choisis toujours un roman pour m’accompagner, charmant compagnon de voyage, à la fois disponible et discret. Pour retrouver Marla et sa valise rouge (dont le bruit monstrueux des roulettes sur les pavés de la rue de la Happe attirait tous les regards), c’est Rue de l’autre monde qui m’a accompagné, choix d’autant plus judicieux que nos pas et le métro nous ont fait quitter la gare de l’est pour rejoindre la place de la Bastille, dont l’opéra est l’élément central du roman. Qu’on vienne alors prétendre que roman et réalité sont deux genres différents ! Des chanteurs monstrueux : « Les deux visages vibrent à l’unisson, dans un duo saisissant. Les autres ne savent lequel fixer ; tant les deux faces sont dissemblables, et pourtant unies. Chacun semble avoir ses tics, ses grimaces. La bouche de Benoît est charnue, celle d’Adolphe esquissée. Mais toutes deux se distordent à loisir pour obtenir des sons savants, dont l’union électrise l’assistance dans le bureau ». Un suicide : « A nouveau, il observe cette poularde décharnée, pendue à la corde. Peau sèche, tissus affaissés. Son regard est empreint d’une telle frayeur que Cyril en est remué. Qu’a-t-elle vu au moment de mourir ? Quel fantôme l’a donc poursuivie pour la contraindre à se pendre… ou l’y aider ? ». L’explication se cache dans le passé : « La jeune femme jeta autour d’elle des yeux épouvantés : son regard accrochant les crocs pendus au mur, les bocaux de formol, les ustensiles fichés sur des aimants, le sol rougeoyant ; et ces deux êtres, nus, plongés entre ses jambes. » Nicolas d’Estienne d’Orves écrit des horreurs sur un ton bonhomme, voire patelin, un peu comme ces vieilles dames à la fois indignes et anglaises qui multiplient les meurtres dans leurs romans, ne lâchant l’anse de leur tasse de thé que l’espace d’un minuscule instant. « Du sol au plafond, épousant toute moulure, chaque rebord de porte, la folle a collé des coupures de journaux. Noir et blanc, couleur, papier glacé, photographies… toutes ont trait au même sujet : Sirènes, le nouvel opéra montré pour l’ouverture de l’opéra de la Bastille. » Le chant des sirènes réussira à transformer l’opéra Bastille en aquarium géant.

Alors que l’histoire de Nicolas d’Estienne d’Orves couvre les siècles qui nous séparent de l'Iliade et l'Odyssée, Nicolas Rey cultive l’éphémère, genre dans lequel il excelle. « Je suis toujours pas mal embêté quand il s’agit de parler de Marion. Ce sont des tas de sentiments contradictoires qui m’envahissent. Imaginez une histoire à l’envers. Une histoire qui se termine sans avoir jamais commencé. Certes, ce que je raconte n’est pas très compréhensible. Disons que mes deux camarades et moi adorons la montagne. (…). C’est là qu’un soir, j’ai rencontré Marion. Pendant qu’Alban et Théo étaient à l’extérieur en train de dérober la loge, je l’observais dans un café d’altitude. Elle était seule. Avec son joli visage, un gros anorak et les joues rosies par la neige. Le même soir, j’ai réalisé qu’au bout du compte, la grâce était trop remuante pour tenir dans une œuvre. Qu’elle se cachait plutôt dans la façon dont une jeune inconnue pouvait porter un verre d’eau à ses lèvres. Nous avions parlé pendant de longues heures. De tout sauf de nous. Au petit matin, je l’avais raccompagnée jusqu’à l’unique croisement du village. On s’était attardé encore quelques minutes. Histoire de voler un peu de temps avant que tout passe. A s’envoyer des mots simples comme les caresses d’une sage-femme. A s’effleurer les visages pour être bien sûrs que l’on existe mutuellement. Le lendemain, Marion avait sympathisé avec mes deux amis. Rien, déjà, n’était plus pareil. Elle n’avait plus la grâce d’une passante. Juste le charme prévisible de quelqu’un que l’on commence à connaître. (…) C’était devenu une fille presque comme les autres. Je n’ai jamais retrouvé l’inconnue de cette nuit-là. La Marion des premiers instants avait disparu. Emportant avec elle la grâce d’une inconnue qui porte un verre d’eau à ses lèvres. Je restais pourtant fidèle à cette précieuse nuit ainsi qu’à ce croisement. Certains respectent les églises. Moi, c’est devant l’éphémère que je m’agenouille. » J’ai terminé la lecture de Treize minutes dans un café près de l’avenue Suffren. La serveuse portait un pantalon kaki et ne souriait pas beaucoup. Les clients étaient des habitués. Un téléviseur diffusait un dessin animé, dont le son était remplacé par de la musique moderne provenant d’une autre source. Ma tasse de café était vide depuis un moment. Je m’étais à peine aperçu que les dernières gorgées étaient froides. Même la beauté d’une femme est moins éphémère que la lecture d’un livre ; le souvenir d’une lecture réussie nous accompagne pourtant jusqu’à la Confrontation finale. Le roman, quant à lui, se termine avec Marion. « Pourtant, avant que je ne m’endorme pour de bon, je crois avoir reconnu, dans l’obscurité, la fine silhouette de Marion. Je n’en étais pas vraiment sûr. Pour tout vous dire. Parents. Si vos enfants sont des enfants sages, dites-leur la vérité. Dites-leur que ce n’était pas Marion. En revanche, si vos enfants sont des rêveurs, des cancres et des menteurs, vous pouvez toujours leur dire la vérité. Je vous parie ma tête qu’ils ne vous croiront pas.» Je me demande jusqu’où m’accompagnera Treize minutes. J’ai payé, enfilé mon manteau, mis mes gants, pris mon sac et suis sorti, un grand sourire aux lèvres ; c’était l’anniversaire de Kouka.

A lire :

Nicolas d’Estienne d’Orves : Rue de l’autre monde, Editions du Masque,

Nicolas Rey : Treize minutes, Au diable vauvert.

(La presse Littéraire, décembre 2005)

Le Journal de la Culture est devenu La presse Littéraire. Le titre correspond davantage à ce qu'il est.

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29 octobre 2006

J'aime la Russie de Vladimir Volkoff

Amélie est un peu grognon cet après-midi. Elle n’arrive pas à rester sur son tapis, pourtant bien fourni en jouets, ni sur le dos ni sur le ventre. J’essaie de lui faire écouter Mozart, sans succès, elle ne sait pas encore apprécier la grande musique. Je m’empare alors de son transat, qui devient ainsi un transat volant, et je la transporte jusqu’au balcon, son lieu préféré. Elle oublie aussitôt son état grognon, retrouve sa joie de vivre. Elle aime l’air. Je m’installe à côté d’elle, la Possibilité d’une île de Michel Houellebecq entre les mains. D’habitude, j’essaie de ne pas me précipiter, ni sur les nouveaux films, ni sur les nouveaux livres, ni sur les nouveaux disques, ni sur les nouvelles femmes. Je tente de donner du temps au temps. Mais le roman vedette de cette rentrée littéraire est sorti le jour où Véro et moi avions prévu d’acheter de nouvelles lunettes. Chacun sait que les opticiens sont souvent situés près des grandes librairies. Nous ne pouvions tout de même pas retarder l’achat de nos lunettes. « La seule chance de survie, lorsqu’on est sincèrement épris, consiste à le dissimuler à la femme qu’on aime, à feindre en toutes circonstances un léger détachement. Quelle tristesse, dans cette simple constatation ! Quelle accusation contre l’homme !... Il ne m’était cependant jamais venu à l’esprit de contester cette loi, ni d’envisager de m’y soustraire : l’amour rend faible, et le plus faible des deux est opprimé, torturé et finalement tué par l’autre, qui de son côté opprime, torture et tue sans penser à mal, sans même en éprouver de plaisir, avec une complète indifférence ; voilà ce que les hommes, ordinairement, appellent l’amour. Pendant les deux premiers jours je passai par de grands moments d’hésitation, au sujet de ce téléphone. J’arpentais les pièces, allumant cigarette sur cigarette, de temps en temps je marchais jusqu’à la mer, je rebroussais chemin et je me rendais compte que je n’avais pas vu la mer, que j’aurais été incapable de confirmer sa présence en cette minute – pendant ces promenades je m’obligeais à me séparer de mon téléphone, à le laisser sur ma table de chevet, et plus généralement je m’obligeais à respecter un intervalle de deux heures avant de le rallumer et de constater une fois de plus qu’elle ne m’avait pas laissé de message. Au matin du troisième jour, j’eus l’idée de laisser allumé mon téléphone en permanence et d’essayer d’oublier l’attente de la sonnerie ; au milieu de la nuit, en avalant mon cinquième comprimé de Mépronizine, je me rendis compte que ça ne servait à rien, et je commençai à me résigner au fait qu’Esther était la plus forte, et que je n’avais plus aucun pouvoir sur ma propre vie ». Qui n’a pas passé des jours à attendre un improbable coup de téléphone (même Richard Millet emploie le terme improbable alors moi aussi) en se disant qu’il aurait été plus simple de fracasser l’appareil dès la première minute de cette effroyable attente ? Michel Houellebecq ne se contente pas de narrer la fin de l’humanité, il sait aussi raconter des histoires d’amour.

C’est jour de brocante en bas de chez nous. Je déteste ces expositions de vieilleries qui apprennent à nos enfants à devenir à la fois de parfaits consommateurs et de parfaits commerçants. Je me demande comment les vendeurs ont pu supporter la vue de telles horreurs chez eux. Ont-ils pu les acheter ailleurs que dans d’autres brocantes ? Tout à l’heure, en vidant la cave des cartons destinés à cette détestable manifestation, j’ai sauvé Vineland de Thomas Pynchon, dont je me demande comment il a pu suivre un tel chemin. Je l’ai déposé dans la boite aux lettres pour éviter qu’il soit mouillé par le crachin qui m’assaillait alors que je transportais les cartons vers la voiture. Je le récupèrerai dans quelques minutes. J’aurai ainsi l’impression de l’avoir reçu par la poste. « Il se retrouva soudain au milieu d’une volière de femmes de chambre, une bonne douzaine de petites brunes dans des robes de soubrette en organdi et taffetas scandaleusement courtes, serrées autour de lui comme les brillants oiseaux du destin. Il se mit à transpirer sous l’effet conjugué de la panique et d’une solide érection. Il fut habilement poussé de pièce en pièce par toutes ces petites mains aux ongles bordeaux, trébuchant dans ce fourmillement de hauts talons, le long de couloirs vides, en essayant d’être dans le coup, répétant : « Mesdames, allons, mesdames. Mais qu’est-ce que cela signifie ? » Mais il n’était qu’une marchandise. Dans cet envol de jupons et de cils battants, il fut finalement emporté jusque dans un ascenseur où, serrés les uns contre les autres, ils s’enfoncèrent brutalement, jusqu’à ce que les portes s’ouvrent à nouveau sur un corridor éclairé par des bougies noires qui dégageaient une odeur de musc, avec une seule porte tout au fond. Comme elles le tiraient de l’ascenseur, les filles parurent le remarquer pour la première fois de la soirée : « Bonne soirée, Vond-san ! lui crièrent-elles. Et ne soyez pas nerveux ! » Puis, dans un grand froufrou, elles le saluèrent en s’inclinant et s’enfuirent, désinvoltes, par l’ascenseur, et, tandis que les portes se refermaient sur elles, elles dénichaient cigarettes et allumettes dans leur décolleté ou le haut de leurs bas. »

Tout à l’heure, je suis allé rendre un doudou à une voisine venue un peu plus tôt à la maison prendre le thé avec son petit garçon. En remontant quelques marches d’escalier, je fais peur à une autre jeune voisine sortant de l’ascenseur. Elle en profite pour me demander si elle a de beaux yeux. Ses deux petits garçons me regardent comme si leur vie dépendait de ma réponse. Sans regarder ses yeux, je réponds « oui ». Elle désire ensuite savoir s’ils sont gris. Je ne suis pas plus contrariant qu’à la première question. Elle m’explique ensuite qu’elle porte des lentilles pour la première fois. J’ai alors la présence d’esprit de l’interroger à mon tour : « elles vous font loucher ? ». Je suis soulagé de l’entendre acquiescer. Je me précipite ensuite sur Les Hommes du Tsar.   

« Cette nuit-là, Ivan envoya chercher Elyséus Bomel.

Depuis quelques temps, il se sentait une attirance pour les étrangers. Régner sur les Russes, qui lui devaient tout, c’était la routine du mariage. Imposer sa volonté à un étranger, cela avait tout le charme de la séduction, et cela pour un homme qui, étant tout-puissant, n’avait guère l’occasion de séduire. Peu importait qu’Elyséus Bomel fût un filou, qu’il eût fui plusieurs principautés germaniques et la France après sa Hollande natale. Né ailleurs, il servait le tsar russe : un point de gagné.

Plus secrètement, la partialité croissante d’Ivan pour les étrangers avait un autre ressort. Plus il persécutait les Russes, plus il les détestait. Il lui semblait qu’un étranger vierge de lui pourrait mieux le comprendre et l’aimer.

Pour le moment, il s’agissait de bien autre chose encore.

Yvan se proposait de faire la guerre à une fraction de son propre peuple, que Dieu lui avait confié. Il jugeait cette action nécessaire pour l’unité du pays, mais il ne la jugeait pas bonne. Pour la première fois, en allant se battre il ne trouvait pas le courage de faire bénir ses drapeaux. Or, il n’était pas question de se lancer dans une aventure aussi scabreuse sans protection surnaturelle. Dans l’impossibilité temporaire de s’adresser à Dieu où Yvan se plaçait pour mener à bien sa mission, il lui semblait donc congru de faire appel à l’Autre. Un peu de curiosité alchimique se mêlait à la vertu de ce raisonnement.»

J’aime la Russie de Vladimir Volkoff.

A lire :

Michel Houellebecq : La Possibilité d’une île, Fayard, 22 € ;

Thomas Pynchon : Vineland , Seuil ;

Vladimir Volkoff : Les Hommes du Tsar, Editions de Fallois L’Age d’Homme.

(Le Journal de la Culture, novembre-décembre 2005)

22 octobre 2006

Tais-toi où je te coule

Nous devisions, un compagnon de voyage et moi, plongés dans la mer des Caraïbes. Nous parlions des déplacements des Cubains qui se faisaient souvent dans des camions collectifs. Alors que j’évoquai la similitude avec les transports en Afghanistan, il me demanda si j’étais allé dans ce pays, comme si ça allait de soi (pourquoi en aurais-je parlé si je n’y avais pas promené mes guêtres ?). Je répondis par la négative et nous changeâmes de sujet. J’aurais dû répondre oui puis raconter l’Afghanistan. J’en savais assez pour faire illusion, davantage que sur des pays visités. Dix ans après, que reste-t-il d’un voyage ? Laisse-t-il plus de souvenirs qu’un autre seulement vécu à travers les livres ? Une femme aimée jadis laisse-t-elle plus de traces dans la mémoire qu’un amour fantasmé à la même époque ? Les écrivains ne manquent pas pour nous faire voyager par procuration, pour nous permettre d’échapper à la masse touristique, qui détruit et dévore tout sur son passage. Restons chez nous, lisons.

André Gide me propose de partir avec lui sur les pistes de l’Afrique coloniale, ou en URSS. Chateaubriand me prie de le suivre dans les lointaines Amériques ou à Jérusalem. Gabriel Matzneff m’invite à parcourir le boulevard Saint-Germain avec lui. Amélie est assise dans son transat, ses yeux ne me quittent pas, elle guette mon regard prête à sourire dès qu’elle le rencontre. Elle accepte que je chemine à travers le boulevard, mais pas plus de deux pages à la fois. Mon regard tarderait trop si je dépassais cette limite. J’ai de la chance, les chapitres sont courts. Extrait : « Alors, ce coin était très vivant. Il y avait le Pont-Royal, le Décaméron (où j’ai pris avec Roland Laudenbach et Antoine Blondin une des plus belles cuites de ma vie), des restaurants sympas (les Copains, rue de Verneuil, le bistrot de Michel Oliver, rue de Lille). Sortant de La Table Ronde je n’avais que quelques mètres à faire pour retrouver Jacqueline et Dominique de Roux aux éditons de l’Herne et, si je poussais plus avant, j’étais en cinq minutes à la piscine Deligny.» Matzneff livre ensuite sa conception des voyages : « Que ce soit à Paris, à Manille ou à Venise, ce que j’aime, c’est vivre dans un mouchoir de poche ; ne pas avoir à me déplacer autrement qu’à pied. Je suis un éternel voyageur et  je passe ma vie à sauter dans un train, dans un bateau, dans un avion, mais, lorsque je suis arrivé, je ne bouge plus de mon quartier : les mêmes cafés, les mêmes cinémas, les mêmes restaurants, les mêmes promenades. Je suis un homme d’habitudes, et tous mes proches ont eu et ont l’occasion de le constater, soit pour en être exaspérés, soit pour s’en amuser

Un homme qui s’intéresse aux chats ne peut être mauvais. Si on en croit Hermann Hesse, André Gide était bon : « L’entretien se poursuivait, animé et tonique. C’est Gide qui, tout naturellement, le menait, et l’on ne pouvait un instant supposer qu’il n’y fût pas tout entier. Et pourtant, il n’y était pas tout entier. Ma femme, qui n’observait pas notre hôte illustre avec moins d’attention que je ne le faisais, peut en témoigner : pendant les quelque deux heures qu’il passa chez nous, assis sur le divan, le dos tourné à la large baie et au Monte Generoso, sans abandonner la conversation, ses yeux scrutateurs, curieux, épris de vie en dépit de leur gravité, revenaient toujours à la corbeille des deux chats, à la mère et à son petit. Il les observait tous deux avec intérêt et plaisir, et le chaton, en particulier, lorsqu’il tendait sa petite tête et, de ses yeux encore à demi aveugles, contemplait, intrigué, le monde immense et inconnu, peinait et rampait pour atteindre le bord de la corbeille, et retombait en arrière pour s’en revenir vers la mère, le corps étiré sur ses jambes incertaines. C’était le regard tranquille d’un visage discipliné, habitué au monde, un visage bien élevé, mais dans le regard et dans la persistance avec laquelle il revenait toujours à son objet, il y avait la grande force qui régit sa vie, qui l’avait entraîné en Afrique, en Angleterre, en Allemagne et en Grèce. »

J’arrive bientôt à un âge où je fréquenterai plus les enterrements que les mariages. Il n’est pas toujours facile d’honorer une invitation à l’officialisation de l’union entre deux êtres, surtout lorsque la cérémonie a lieu dans un roman de Zoé Valdés. « Ils entrèrent dans le fleuve comme ils étaient venus au monde. Le courant était glacé. Les algues leur collaient au corps, les poissons leur mordillaient la peau. Ils eurent une telle frousse devant l’assaut des piranhas qu’ils tentèrent de fuir, mais le père, brisé de fatigue, se laissa emporter vers le fond. Océanie eut le réflexe de saisir le sac de vêtements, de le tendre à sa mère avant de plonger pour remonter le pauvre inconscient à la surface, sans savoir comment elle était parvenue à tirer un tel poids. Les poissons, à supposer qu’ils s’agissent bien de poissons – et par chance ils ne voyaient pas la taille des écrevisses, des crabes ou des anguilles –,  continuaient à mordre dans le vif, mais leurs proies étaient si affamées et anémiées que les vampires passèrent leur chemin. (…) Ils nagèrent, ou du moins battirent désespérément des pieds et des mains. Ce n’était pas la meilleure façon de flotter ; quant à Aimé Transit, dont le bras gauche se paralysait par à-coups, il nageait seulement du droit. Sans se départir de sa bonne humeur, Océanie, envahie de crampes aux doigts et aux mollets, buvait la tasse sous le poids de sa mère, mais celle-ci, par chance, avançait un peu en battant des jambes. (…)

- A cause de nous la cérémonie deviendra une veillée funèbre, balbutia Martyre Espérance, qui commençait à délirer.

- Tais-toi ou je te coule ! lui ordonna sa fille. »

Ayons une pensée affectueuse pour ceux qui réussissent leur mariage. Ce sont les véritables héros des temps modernes. Ils arrivent à se supporter, à vaincre les effroyables méfaits de la routine quotidienne. Les lecteurs peuvent aussi prétendre à ce titre lorsqu’ils se retrouvent, démunis, face à cette marée (je n’ai pas écrit tsunami car ma chronique, aussi modeste soit-elle, doit rester de bon goût) de livres propulsée par la rentrée littéraire. Pour se protéger, ils n’ont que la possibilité de se raccrocher à des valeurs sûres, c’est-à-dire les écrivains les plus connus, ou à faire confiance aux médias, qui parlent surtout… des écrivains les plus connus. Les plus aventureux d’entre eux peuvent se promener parmi les étagères des librairies, humer de leurs yeux les couvertures, se délecter d’extraits, s’approprier avec lenteur les contenus afin de se construire leur propre rentrée littéraire. Ils ne seront pas déçus.

A lire :

Gabriel Matzneff : Boulevard Saint-Germain, Editions du Rocher ;

La Nouvelle Revue Française, Hommage à André Gide, Gallimard ;

Zoé Valdès : Miracle à Miami, Gallimard.

(Le Journal de la Culture, septembre-octobre 2005)

22 octobre 2006

De Cuba à Evry

Le téléphone a sonné. J’ai décroché et ai entendu la voix de mon amie Cabrette. « Je te passe Zoé Valdès ». C’est ainsi que j’ai engagé une conversation avec l’écrivaine cubaine, aussi surprise que moi. Conversation est un bien grand mot, nous n’avons échangé que quelques propos, dont le souvenir de la consternante banalité ne cesse de me hanter. Aucune phrase intelligente n’a pu sortir de ma bouche. La pétillante MCP parle d’organiser un voyage scolaire à Cuba. C’est une bonne idée, qui serait encore meilleure sans nos élèves. J’ai passé une semaine à Cuba il y a quelques années. J’y retourne volontiers à travers les romans. Ainsi, Pedro Juan Gutiérrez nous promène dans une Havane qu’aucun touriste ne peut imaginer. « Il est parti pour de bon, en continuant à mendier. Personne ne lui a donné une pièce de plus. Le soleil cognait dur, maintenant. Il s’est mis à observer le bar-caféréria d’en face. Ils vendaient du pain et des croquettes, des boissons fraîches, du rhum, des cigarettes. Il s’est assis sur le trottoir, en attente. Bientôt, deux clochards sont arrivés. Ils ont entrepris de fouiller la poubelle devant le bar. De fond en comble, mais sans rien trouver : ils sont repartis les mains vides. Dans le passage entre les deux immeubles, l’un des cuistots est sorti jeter des restes dans un seau. Un ragoût immonde, qui sentait le pourri, et sur lequel flottaient des quignons de pain, des bouts de croquettes, des épluchures de mangues. Rey est allé prendre le seau et il est reparti sur le trottoir. Un gamin qui l’avait vu a crié à l’employé : « Hé, l’ami, il avalé le manger aux cochons ! » Le patron du kiosque l’a hélé : « Hé, toi, disparais ! Qu’on te voie plus ! » En dépit du scandale, Rey lui a souri et lui a redemandé un verre d’eau. « Y a pas d’eau, ya rien pour toi. Je t’ai dit de foutre le camp de là, ou j’appelle la police ! » . La vie de Rey avait basculé trois ans plus tôt : «  La terrasse était toujours plus dégueulasse, plus puante, avec toute la merde que produisaient ces bestioles. La grand-mère ne bougeait pas. Elle s’asseyait sur un cageot à moitié pourri ou dans un coin par terre et elle restait des heures au soleil. Il fallait la porter à l’intérieur et la coucher. On aurait dit une morte vivante. Et la mère aussi, ils devaient la tenir à l’œil parce qu’elle était chaque jour plus zinzin. (…)  Sur ce, elle tourne les talons, rentre chez elle avec un air dégagé et en roulant du cul. Déjà énervé, Nelson se cabre sous les moqueries de la pute. Il tire brutalement sur le bras de sa mère et l’envoie bouler contre le poulailler. Un bout d’acier mal coupé dépassait d’un coin de la cage. Il lui entre dans la nuque, par-derrière, jusqu’au cerveau. La malheureuse ne crie même pas. Les yeux exorbités, elle porte les mains à son cou, là où la pointe la frappée, et meurt dans l’épouvante. Aussitôt, un flot de sang épais et d’humeurs visqueuses jaillit de la plaie. Devant le regard horrifié de la morte, Nelson oublie d’un coup la haine qu’il ressentait envers elle. Effroi et chagrin l’emportent :

« Aïe, ma maman ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Il l’attrape, tente de la relever, impossible. Elle est embrochée sur la ferraille par la  nuque.

«  J’l’ai tuyée, j’l’ai tuyée ! »

Avec des cris de dément, il se précipite vers la balustrade et se jette la tête la première. Il ne sent pas son crâne exploser quand il s’écrase sur la chaussée quatre étages plus bas. Il est mort comme sa mère, visage figé dans le tourment et la peur.

Assise sans bouger sur son cageot pourri, la mamie a tout vu. Elle ferme les yeux, et c’est tout. Elle ne peut plus continuer à vivre. Trop, c’est trop. Son cœur s’arrête. Elle tombe en arrière, dos contre le mur, plus momie que jamais. » Ce n’est pas pour rien que l’on qualifie Pedro Juan Gutiérrez de « chantre du réalisme sale ».

Dès que je rencontre le nom de Jean-Paul Sartre, je ne peux m’empêcher de songer à Paul Nizan. Philippe Lançon raconte dans le quotidien Libération du 26 mai 2005 la recherche de son dernier manuscrit Une soirée à Somosierra, enterré dans les Ardennes belges par un sergent britannique, après la mort de l’écrivain dans les bras d’une comtesse. Il dresse un beau portrait de Nizan : « L’écrivain est d’abord le symbole stylé d’une jeunesse en révolte et le fantôme intelligent de la radicalité : le mort-vivant qui nous fait honte d’avoir vieilli, tiédi ou renoncé. C’est ensuite la victime d’une injustice : l’homme authentique dont le Parti communiste tua la mémoire pendant un quart de siècle, mais aussi le brillant normalien qui cracha dans la jolie soupe et que l’Université ne s’empresse pas de ressusciter. »  Anne Mathieu nous propose une lecture exhaustive des articles littéraires et politiques de l’auteur d’Aden Arabie. Le premier tome commence en 1923 et s’achève en 1935 ; Nizan est encore un communiste orthodoxe.

Ma bonne vieille ville d’Evry, jadis ville nouvelle, abrite en son sein une cathédrale, la seule construite en France au XX ème siècle. Elle abritait aussi, le long d’une autoroute permettant aux touristes d’aller se déverser sur les plages du sud de la France, une usine Lu. Celle-ci est désormais fermée. Monique Laborde et Anne Gintzburger racontent ses dernières années dans Dehors les P’tits Lus, chronique d’une usine sacrifiée. Un extrait du Journal d’André Gide est cité en exergue : « La première condition du bonheur est que l’homme puisse trouver joie au travail. Il n’y a vraie joie dans le repos, le loisir, que si le travail joyeux le précède. Le travail le plus pénible peut être accompagné de joie dès que le travailleur sait pouvoir goûter le fruit de sa peine. La malédiction commence avec l’exploitation de ce travail par un autrui mystérieux qui ne connaît du travailleur que son « rendement.» ». Monique Laborde était l’infirmière de l’usine, elle nous rappelle que derrière les usines qui ferment, derrière les chiffres, il y a des hommes et des femmes.

A lire :

Pedro Juan Gutiérrez : Le roi de la Havane, Albin Michel, 19 € ;

Paul Nizan : Articles littéraires et politiques 1, Joseph K., 30 € ;

Monique Laborde et Anne Gintzburger : Dehors les P’tits Lus Chronique d’une usine sacrifiée, Flammarion, 18 €.

(juuillet-août 2005, le Journal de la Culture)

19 octobre 2006

Eric Neuhoff doit la rassurer

Dans son transat, le bébé a commencé une conversation. Son interlocuteur est le four à micro-ondes. Le bébé a déjà compris le rôle essentiel du four dans l’organisation domestique. Nous ne sommes pas des forcenés des surgelés ni des stakhanovistes du réchauffage des restes ; le four a un autre rôle : il remplace le répondeur téléphonique lorsque celui-ci est défaillant. Il suffit de nous téléphoner pour s’en convaincre.

Un beau jour, nous avons échangé notre Amélie contre une Emilie. Nous sommes ensuite partis visiter le salon du livre de Paris, empruntant les transports en commun dans un long périple. Je voulais être raisonnable, je l’ai été, seulement trois ouvrages sont venus enrichir ma bibliothèque, deux polars bretons et un polar russe. J’avais commencé à dire aux écrivains bretons que le polar n’était pas mon genre favori. Je leur en ai pris deux pour me faire pardonner. C’est la couverture du premier qui avait attiré mon regard, Saint-Malo dans le titre et la statue de Surcouf, la main et le doigt tendus vers le large (on ne voit pas la mer mais il me semble me souvenir ; que les lecteurs malouins ne m’en veuillent pas trop si je me trompe, j’aime cette ville et je souhaite pouvoir continuer à en arpenter les vieilles rues en toute quiétude). R.G. Ulrich ne peut pas être complètement mauvais puisqu’il cite L.F. Céline en exergue : « Les jeunes , c’est toujours si pressés d’aller faire l’amour, ça se dépêche  tellement de saisir tout ce qu’on leur donne à croire pour s’amuser, qu’ils y regardent pas deux fois en fait de sensations ». Le second parle de manipulations génétiques en y ajoutant un zeste d’ésotérisme. Le polar russe était offert aux acheteurs du Journal du Dimanche. On apprend dans une page intitulée «sur l’auteur » que Boris Akounine a publié un essai « L’écrivain et le suicide ». Pour se reposer de ce travail long et « démoralisant », il décida ensuite d’écrire un roman policier, bientôt suivi par d’autres.

Au salon, j’ai fait la connaissance de l’Association des Amis de Robert Margerit. La Révolution, un formidable souvenir de lecture, quatre tomes écrits en petits caractères projetant le lecteur parmi les jeunes héros plongés au cœur de la Tourmente. Robert Margerit a aussi publié « Le Dieu nu » en 1951, accueilli ainsi par Le Figaro littéraire : « Un livre qui se distingue par sa « qualité », un mot assez rare aujourd’hui pour qu’il se passe d’adjectif. Triomphe de la demi-teinte et de l’à moitié-dit, qui éclaire durablement notre saison littéraire ».

Depuis que j’appartiens au prestigieux corps enseignant, je sévis dans deux lycées. Je suis une sorte de turbo-prof, même si je ne me déplace qu’en monospace (mais sans le pull sur les épaules), en AX rouge ou dans des trains un peu poussifs. J’envie parfois les universitaires des romans de David Lodge. « Où sont les campus d’antan où des professeurs de lettres besogneux erraient comme des âmes en peine entre les salles de cours, la bibliothèque et la salle des professeurs, l’intelligence en jachère, le cœur en sommeil ? Le jumbo-jet, les médias ont changé tout cela, arrachant les universitaires d'aujourd'hui à leur solitude, les amenant à communiquer avec de lointains collègues à l'autre bout du monde. L'ère du campus global est arrivée et ses liturgies favorites sont les congrès. » C’est ainsi que Maurice Couturier commence sa présentation d’Un tout petit monde, qu’il a traduit avec son épouse. Umberto Eco termine ainsi la préface qu’il a offerte à l’ouvrage : « S'il fallait vraiment donner une définition en termes d'histoire littéraire, eh bien je dirais que Lodge a inventé avec ce livre le picaresque académique. Comme tous les grands livres, il ne présuppose pas la connaissance d'une société : il la procure. » Mais, parfois, je ne regrette pas de ne pas être invité à de prestigieux congrès : « « Avril est le plus cruel des mois », se récita intérieurement Perse McGarrigle, tout en regardant à travers les vitres crasseuses la couche de neige, inhabituelle en cette saison, qui recouvrait les pelouses et les parterres du campus de Rummidge. Il venait depuis peu de terminer un mémoire de maîtrise sur la poésie de T.S.Eliot, mais il va sans dire que ces premiers mots du poème La Terre vaine auraient pu surgir dans l’esprit de n’importe laquelle de ces cinquante personnes, hommes et femmes de tous âges, assises ou avachies sur les sièges en gradin de cet amphithéâtre. » Le décors est ensuite précisé : « Les participants avaient eu le temps de découvrir leur lieu d’hébergement, dans une des résidences de l’université, un bâtiment construit à la va-vite en 1969, à l’époque du grand boom universitaire, et qui maintenant, à peine dix ans plus tard, était déjà en piteux état. Ils avaient tristement défait leurs valises dans des chambres-bureaux dont les murs craquelés et criblés de trous gardaient -en un damier de petits rectangles décolorés- la trace des posters que leurs jeunes propriétaires avaient enlevé à la hâte (en emmenant aussi parfois quelques morceaux de plâtre) au début des vacances de Pâques. Ils avaient examiné les meubles tachés et délabrés, exploré l’intérieur poussiéreux des placards pour essayer de dénicher des portemanteaux, testé les lits étroits dont les ressorts s’enfonçaient lamentablement au milieu, ayant perdu toute élasticité après une décennie de chahuts et de copulations frénétiques. »

Frédéric Beigbeder a-t-il fréquenté des congrès ? C’est Eric Neuhoff qui parle le mieux de lui dans Madame Figaro du 29 avril 2005 : « Vivant, drôle et moins superficiel qu’on ne pourrait le croire ». Les gens sérieux n’aiment pas L’égoïste romantique. J’en soupçonne certains de faire semblant. Un de mes amis a même découpé des couvertures de livres fort honorables pour masquer ses lectures trop superficielles. Comment s’étonner alors que des jeunes femmes comme LaeT angoissent car elles aiment Beigbeder. « Suis-je normale ? » m’a-t-elle demandé. Eric Neuhoff, lui-même parfois personnage de Patrick Besson, doit la rassurer.

A lire :

David Lodge : Un tout petit monde, Rivages poche ;

Lionel Rioche : Manipulations génétiques et cadavres exquis, Astoure Edition ;

R.G. Ulrich : Saint-Malo Voie sans issue, Astoure Edition ;

Robert Margerit : La révolution (4 tomes), éditions Phébus ;

Boris Akounine : Le conseiller d’Etat, 10-18 ;

Frédéric Beigbeder : L’égoïste romantique, Grasset, 18 €.

(mai-juin 2005, le Journal de la Culture)

19 octobre 2006

La jeune fille blonde

La vie d’A. a débuté par une immense partie de cache-cache. Au commencement n’était pas le Verbe, au commencement était le Jeu. Le principe : des capteurs sont posés sur le ventre de la mère, il faut leur échapper le plus longtemps possible. La mère a les yeux fixés sur les voyants du monitoring, elle joue de mieux en mieux. Lorsque A. sera lassée de perdre, elle sortira.

Elle a fini par le faire, longtemps après. Elle était tellement passionnée par son jeu qu’il a fallu ouvrir pour l’extirper. On est joueuse ou on ne l’est pas. Après avoir lu Néfertiti dans un champ de canne à sucre et Vie et mort de la jeune fille blonde, j’ai choisi de poursuivre l’œuvre de Philippe Jaenada par Le Cosmonaute. Je n’ai pas un esprit assez systématique pour me précipiter sur tous les romans d’un écrivain qui me plaît (il m’a fallu quelques mois pour dévorer les bébés d’Amélie Nothomb) mais une sorte de main invisible me poussait à lire ce Cosmonaute, dont j’étais à mille lieux de penser qu’il contenait un accouchement dès ses premières pages. « Mais plus aucun son ne me parvenait de l’intérieur. Oscar ne criait pas. J’écoutais désespérément, je n’avais plus que des oreilles. J’étais affalé au sol et j’attendais. Où était Oscar ? La porte de la salle de travail s’est ouverte, j’ai levé les yeux et j’ai vu la sage-femme sortir au ralenti, centimètre par centimètre, je l’ai vue passer géante au-dessus de moi très lentement, tenant dans ses bras le corps inerte du bébé, il avait des cheveux et sa tête ballottait en arrière dans le vide, avec un trou dedans par où s’écoulait abondamment son début de vie, rouge vif. Le sang tombait sur le carrelage. Mort, non. Oscar ne peut pas être mort. Il est simplement immobile pendant quelques instants, il va se mettre à bouger et à crier tout à l’heure. Je vois madame Bouteille s’éloigner et entrer dans la pièce aux baies vitrées, celle où on accueille les nouveaux-nés dans le monde, celle où on les lave pour les présenter propres aux parents soulagés. » J’ai lu trop vite la dernière phrase : pour moi, Oscar était mort. Je n’ai plus lu le livre à l’hôpital, j’avais l’impression de courir moins de risques dans le cocon de l’appartement. Il m’a fallu attendre la page 158 pour retrouver ma joie de vivre : Oscar était vivant ! « Finalement, la chose la plus inouïe et la plus bouleversante que j’ai vue de ma vie, ce n’était pas le type tombé raide mort en téléphonant au bar de l’aéroport, non, je n’avais rien vu de plus inouï et de plus bouleversant que ce bébé qui venait d’apparaître et qui bougeait, jamais rien vu de plus beau, sincèrement, et c’était pas demain la veille que je verrais un truc plus beau, ça c’est sûr. C’était notre enfant. Je me le répétais sans parvenir à y croire. L’enfant de Pimprenelle et d’Hector : Oscar. Qui, tout à coup, vivait. Je le regardais éberlué. » Pendant l’accouchement, j’ai vu passer dans le couloir un homme masqué, maugréant le funeste mot « hémorragie ». Les situations les pires et leurs conséquences les plus terribles se sont bousculées dans mon esprit. Quelques minutes après, une sage-femme me rassurait.

Il est un point commun à beaucoup de lecteurs de Gabriel Matzneff, ils rêvent de connaître ses anciennes maîtresses, les sortir d’un journal pour les transformer en personnes. Ils ne comprennent pas qu’elles ont changé, qu’elles ne sont plus les mêmes. On les imagine des personnes alors qu’elles sont des personnages. Philippe Jaenada, dans Vie et mort de la jeune fille blonde, a  la même illusion. Il a une quarantaine d’années et part à la recherche de la jeune fille blonde qui lui a fait passer un si beau moment alors qu’il avait 16 ans. « Enfin nu, j’étais devenu l’incarnation de la vulnérabilité. Il me semblait qu’un papillon qui se serait posé sur mon épaule m’aurait laissé une plaie ouverte. Mais je n’ai pas eu le temps de rougir, car j’ai réalisé à ce moment-là que Céline était nue aussi. (Ca m’apprendra à ne penser qu’à moi.) Allongée sur le dos, les mains croisées sous la tête, elle m’attendait. Toute nue. Et j’ai compris instantanément ce que la nudité pouvait avoir de beau, de fort, et non de faible. Céline était soudain devenue, en quelques secondes que j’avais loupées, l’être le plus intense et le plus puissant du monde. Les seins, les hanches pâles, la peau, le corps lumineux et le mystère entre les jambes, juste en face de moi. » Il la retrouve. « J’étais assis depuis deux heures sans bouger quand elle est arrivée. Une femme livide, exténuée, a franchi la porte après l’avoir ouverte, puis s’est arrêtée à deux mètres du comptoir et a balayé faiblement la salle d’un regard éteint… qui s’est fixé sur moi. J’ai compris que c’était elle et j’ai fait une petite mimique ridicule en haussant les sourcils, pour dire à peu près : « Si c’est toi, c’est moi. » Elle s’est avancée d’un pas traînant, boitant un peu, le corps infirme sous son tee-shirt blanc et son jean, et s’est assise en face de moi sans expression sur le visage. Une femme en lambeaux. C’était une grande brune très maigre, cassante, sans seins ni hanches, avec une tête de pigeon écrasé, des yeux noirs enfoncés dans les orbites, un nez pointu et une petite bouche sans lèvres. Pas Céline.

- Tu es Céline ?

- Oui. »

Quatre jours après la naissance d’A., j’ai montré le film de son premier bain, de ses premiers soins et de son premier habillement à sa grand-mère. Son cinquième petit enfant. Je n’étais pas certain qu’elle se rendrait compte, mais je devais le faire. Elle a un peu regardé la vidéo. Je lui montrais en permanence des détails, pour maintenir son attention. Après l’avoir quittée, j’ai été pris d’un immense désespoir puis me suis concentré en montant dans la voiture. Je ne suis pas un Hussard. Le lendemain, mon père est allé voir ma mère, elle avait oublié ma visite.

A lire :

Philippe Jaenada :

Le Cosmonaute, Le Livre de Poche, 6 €

Vie et mort de la jeune fille blonde, Grasset 17 €

(mars-avril 2005, le Journal de la Culture)

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